Vous êtes à la page : TEXTES > Dialogue avec Nema

 

Dialogue sur le port avec Nema Revi

Tu as réalisé très tôt, en 1970 à Tunis, ta première exposition, et c'étaient de dessins. Cette pratique du dessin était-elle spontanée pour toi ou bien avais-tu suivi une formation artistique ?

Oui, totalement spontanée, mais bien sûr nourrie par mes découvertes : les temples d'Angkor, les antiquaires de Saïgon où j'accompagnais mon père, les calligraphes chinois, la forêt et les rivages tropicaux, la danse des masques des villages, les peuples et les animaux des savanes, les stucs de la Médina et les tapis berbères... Tellement de choses ! Et aussi, vers 15 ou 16 ans le surréalisme, les dessins  de Tanguy  par  exemple,  j'ai  commencé  à  remplir  mes  cahiers  d'une  espèce  d'écriture automatique, de formes organiques proliférantes. J'ai exposé cela à 17 ans dans une galerie de Tunis, la galerie de Juliette Nahum qui exposait tous les peintres de l'École de Tunis. J'étais allé la voir avec mon carton sous le bras, et tout mon enthousiasme qu'elle avait partagé.

Le dessin nourrit-il encore la démarche de l'artiste que tu es aujourd'hui ?

Le dessin est toujours là, lorsque je fais un projet, pour noter une idée, une composition, relever une ombre, suivre le mouvement d'une branche... mais il a surtout pris la forme de l'empreinte, de la trace, le dessin qui se révèle par contact, la ligne du chemin creux.

Ensuite, tu as fait des études d'architecture. Qu'est-ce qui t'avait attiré par là ?

Au collège, en Côte-d'Ivoire, j'ai eu un prof de dessin, c'était un peintre d'inspiration surréaliste , Robert Henry, qui, en voyant  mes dessins, m'avait dit : « Les Beaux-Arts, c'est à Paris... » Ensuite, à Tunis, j'arpentais  beaucoup  la  Médina,  et  le  père  d'un  ami,  architecte,  travaillait  à  l'association  de sauvegarde, ça m'intéressait. C'est ainsi que j'ai atterri en Archi à Paris.

À quelle étape de ta démarche artistique as-tu commencé la gravure ?

 J'ai travaillé une dizaine d'années en tant qu'architecte en Algérie et en Côte-d'Ivoire, surtout dans le patrimoine. Je  n'ai jamais arrêté le dessin. À mon retour en France je n'ai gardé que les arts plastiques et j'ai été reçu au concours  de l'agrégation. Il y a environ vingt ans, j'ai commencé la gravure, qui convenait bien à mes recherches, la ligne, le geste, la prolifération, et puis l'empreinte est venue, et ensuite le travail du papier, de la fibre, de la matière.

Y a t-il des expériences artistiques qui t'aient particulièrement marqué ou influencé ?

 Les expériences artistiques sont nombreuses, elles m'ont été données avant tout par mon enfance nomade  -  mes   parents  étaient  coopérants  –  qui  m'a  permis  d'être  très  tôt  « dépaysé »  ou

« déprogrammé »  !  Cela  m'a  mis  en  présence  de  cultures,  de  modes  de  vie,  de  paysages,  de sensations diverses. Cet état d'étranger, puis le développement de facultés d'adaptation, cette mise hors  de  soi,  au  dehors,   cette  fréquentation  d'autres  modes  d'appréhension  du  monde  est fondamentale pour moi, elle nourrit mon travail artistique, elle est centrale. C'est ce qui s'exprime là. Une seconde peau.

 Cette volonté d'ouverture évoque Victor Segalen, un écrivain qui a intéressé Kenneth White.

Dans ce que tu dis de tes découvertes et de tes expériences artistiques, Angkor, les antiquaires de Saïgon, la Médina, les masques des villages africains ou les rivages tropicaux, ce qui frappe est que tu les fais in situ, sur le vif, et qu'elles mêlent des domaines artistiques très divers, associés à la vie des populations. Avec toi, l'artiste est dans le monde physique.

 Oui,  le  monde  physique,  le  réel.  Il  n'y  a  pas  besoin  d'imaginer  autre  chose,  le  réel  est  suffisamment merveilleux...

 Parle-nous aussi de tes rencontres.

 Une rencontre qui compte beaucoup pour moi est celle de Frans Krajcberg. Je suis allé le voir à Nova Viçosa en 2003, j'avais entendu parler au Brésil de cet artiste qui dénonce la destruction de la forêt. J'ai été impressionné par la force de son œuvre. J'ai appris alors qu'il avait un atelier à Paris. En 2006, il m'a invité et je suis allé travailler là-bas. J'y ai commencé la série Mata Atlantica. Très belle expérience, des moments intenses. Nous nous revoyons avec plaisir dès qu'il vient en France. J'ai beaucoup appris de cet homme, son œuvre questionne notre relation au  monde, l'impasse actuelle, une œuvre révoltée et incandescente. Il est à la fois habité par cet émerveillement face aux beautés de notre planète et hanté par l'aveugle destruction.

Hier,  je  relisais  Approche  du  monde  blanc  de  Kenneth White,  le  livre  que  tu  as  amené  à l'exposition, où il cite Georges Bataille : « La réalité incandescente du sein maternel de la terre ne peut être atteinte ni possédée par ceux qui n'en prennent pas conscience. C'est cette incapacité à reconnaître la terre, ce dédain où ils tiennent l'étoile sur laquelle ils vivent, l'ignorance de la nature de  ses richesses, c'est à  dire  de  l'incandescence  que cette  étoile  renferme en  elle,  qui a mis l'existence de l'homme à la merci des marchandises qu'il produit et dont la plus grande partie est consacrée à la mort. » Tout est dit là.

 Tu as aussi beaucoup voyagé dans ta vie adulte. Quelle importance accordes-tu à ce motif du voyage dans ton œuvre ?

 Le motif du voyage est en effet très présent, mais il peut être immobile ! Il y a le déplacement dans l'espace,  mais aussi un déplacement hors de soi, une décentration, afin d'augmenter et de renouveler les sensations, la  présence au monde. On peut voyager dans les plis d'une roche, les lignes de croissance d'un arbre, la courbe d'une algue...

 Comment s'est faite te rencontre avec le matériau du papier que tu travailles aujourd'hui ? Que représente-t-il pour toi ?

 Le papier a toujours été mon support. Il était naturel que j'en vienne à le travailler en tant que fibre, pâte, avec toute les possibilités plastiques de l'inclusion, de mélange avec des pigments, des écorces, de la mise en espace...  La feuille n'est plus un support désormais, mais un objet, une matière, un relief, une enveloppe, un plissement, un déploiement. Le papier est une peau, elle vibre, c'est une interface, un écran qui permet projection, révélation, incrustation. Travailler le papier, c'est être dans une sédimentation légère et fluide, c'est parcourir un territoire.

 Comment naît une de tes œuvres ? J'entends par là la fabrication matérielle, bien sûr, mais aussi et surtout la démarche : prends-tu des empreintes au hasard ou à partir d'un projet précis, composes- tu chaque toile ou crées-tu au fur à mesure de façon intuitive directement dans la matière qui est à ta disposition ?

 Je n'ai pas de règles, d'ordre bien précis dans les étapes du travail. Je travaille par série, période, cycle. Il y a un  temps du dehors, de l'in situ où j'effectue empreintes, moulages, collectes, où je cherche  expériences,  rencontres,  sensations,  et  un  temps  de  l'atelier  où  je  réalise  papiers  et impressions, où je recompose, réorganise. Quelle est la part du hasard ? Est-ce que je prends des empreintes, ou est-ce que ce sont des empreintes qui me prennent ? J'impulse un geste, j'accueille en retour les suggestions de la matière.

 Comment t'est venue l'idée de montrer tes « papiers » à Kenneth White, démarche qui va inaugurer une collaboration féconde ?

 Une anecdote. Ça devait être en 83, je travaillais à Djelfa, en Algérie, un endroit bien rude des hauts plateaux où l'on pouvait voir vent de sable et tempête de neige dans la même journée ! Des paysages magnifiques, mais sur un certain plan culturel, un désert. Il y avait toutefois un libraire mozabite qui, de temps en temps, recevait un arrivage de livres d'Alger... C'est là, que de manière tout à fait improbable j'ai acquis Terre de diamant, mon premier livre de Kenneth White !

Depuis, je suis devenu un fervent lecteur, avec cette sensation de chemins parallèles, d'une pensée proche de mes propres intuitions. C'est pourquoi lorsqu'en 2005 j'ai eu un projet de publication pour une exposition au Museum d'Histoire naturelle d'Angers, je lui ai demandé d'écrire la préface. Ce qu'il  a  accepté  tout  de  suite  qualifiant  mes  papiers  de  géopoétiques.  Depuis,  nous  travaillons ensemble à la réalisation de livres d'artistes.

 Dans votre travail commun, il ne s'est donc pas agi d'une illustration de poèmes, n'est-ce pas ?

 Non, en effet. De manière générale on parle de livres illustrés, l'image illustrant le texte. Mais nous ne travaillons pas comme cela. Pour donner une idée, on pourrait parler de gestes. Il y a le geste de Kenneth et le mien, les deux se rejoignent, jouent ensemble. Je lui fournis un support, un territoire, dans lequel il va pouvoir cheminer, insérer ses propres images, les faire résonner avec les miennes.

Dans son texte Rencontre dans le grand paysage qu'il a écrit pour l'exposition de vos livres à la Médiathèque Toussaint d'Angers, Kenneth emploie le terme de connivence...

Je lui ai apporté, il y a maintenant quatre ans, un port folio, un beau format 40 x 60 cm. Il vit avec, je l'imagine dansant parfois autour tel un chaman ! À notre dernière rencontre, il m'a dit, une étincelle dans le regard : « Ça y est, je sais ce que je vais écrire ! », sans plus de précisions... Il y a ensuite pour lui le travail de l'écriture manuscrite, une vraie prise de risque.

 Kenneth  White  parle  de  « géographie  de  l'esprit »  pour  décrire  votre  entreprise  commune, reprendrais-tu cette  expression ? Quel sens lui donnes-tu ?

 Oui, géographie de l'esprit, ça me va. Une autre de ses expressions est paysage mental. Son paysage à lui est globalement plus au Nord, et le mien plus au Sud, mais nous nous rencontrons dans d'infinis paysages ! Il s'agit  encore une fois, fondamentalement, de relation à la Terre, de cultiver cette sensation, de questionner ce lien...

C'est ce que Kenneth White nomme la géopoétique. Cela se traduit dans mon travail artistique par cette thématique de la peau, de l'interface, de l'impression, de la trace, de la fluidité, de la matière, de cette recherche du contact, de la sensation d'être au monde, et d'en jouir bien sûr...

 Si tu peux en parler, as-tu des projets pour les prochains mois ou années ?

Le travail continue...